COVID-19 : Impact potentiel sur les maladies évitables par la vaccination au Canada
Noni MacDonald, Ève Dubé, Lucie Marisa Bucci
Noni MacDonald, Dalhousie University
Ève Dubé, INSPQ
Lucie Marisa Bucci, Immunisation Canada
La propagation rapide du SRAS-CoV-2 a donné lieu à un nombre sans précédent de cas de COVID-19 et de décès connexes dans le monde et au Canada. Il est clair que le virus ne connaît pas de frontières et ne tient compte ni de la richesse, ni de la situation sanitaire du pays (Worldometer – Coronavirus Cases). Comme il n’y a pas encore de traitement efficace ou de vaccin contre le virus, le confinement agressif est la principale stratégie pour ralentir la pandémie. Cette stratégie comprend un dépistage généralisé, la mise en quarantaine des cas, le confinement de la population, les fermetures d’écoles, la distanciation physique et les mesures de confinement locales comme la fermeture des frontières, la restriction des déplacements et la réduction de tous les services non essentiels (1; 2). Les données de surveillance montrent que la stratégie de confinement est efficace (3).
Par contre, cette stratégie comporte un risque caché, car elle entrave les services de vaccination de routine. Selon les principes directeurs publiés en 2020 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur la COVID-19, la vaccination de routine des enfants et de certains adultes et la surveillance des maladies évitables par la vaccination sont des services essentiels à sauvegarder même en situation de confinement (4). La perturbation des services de vaccination, même sur de brèves périodes, peut rapidement faire augmenter le nombre de personnes susceptibles à une maladie évitable par la vaccination. À titre d’exemple, la baisse marquée de la vaccination contre la rougeole associée à l’éclosion de maladie à virus Ebola au Libéria en 2013-2014 a multiplié par six les cas de rougeole (5). Vue la forte possibilité d'éclosions de maladies évitables par la vaccination pendant ou après les perturbations des services de vaccination comme avec la COVID-19, l’OMS déclare que « les pays doivent impérativement préserver la continuité des services de vaccination partout où ces services peuvent être assurés sans risque (4) ». Malheureusement, des perturbations importantes des services de vaccination de routine se produisent déjà, car les services de santé sont submergés par la hausse rapide des cas de COVID-19. Il est donc plus important que jamais d’adapter l’administration des programmes de vaccination au « nouveau » contexte, tant au pic de la pandémie que pendant la période de rétablissement.
Les lieux de vaccination varient d’une province et d’un territoire à l’autre; il peut s’agir de cabinets de médecins et/ou d’infirmières ou d’infirmiers praticiens, de cliniques de santé publique, de pharmacies, d’écoles et, à certains endroits, de visites de soins infirmiers à domicile. Avec la COVID-19, l’ampleur de la perturbation de la vaccination de routine n’est pas claire. Y contribuent le fait que la vaccination n’est pas désignée comme un service essentiel, les problèmes de dotation en personnel, la réduction des soins primaires en personne (au profit des soins virtuels) et/ou le souci d’instaurer une distanciation physique dans les cliniques. Des parents craignent aussi d’exposer leurs enfants à la COVID-19 et peuvent choisir d’annuler ou de reporter la vaccination de leurs enfants.
Qu’est-ce que cela signifie pour le Canada?
Le risque de rougeole en perspective.
La rougeole, la plus contagieuse des maladies évitables par la vaccination, pose une menace grave dès que les taux de couverture reculent un tant soit peu. Au Canada, les programmes de vaccination des enfants contre la rougeole ne sont pas tous les mêmes en ce qui a trait à l’âge de vaccination (12 mois et 18 mois, ou 12 mois et 4 ou 5 ans), à la combinaison de vaccins utilisée (RROV ou RRO + V) et aux endroits où les familles peuvent obtenir ces vaccins.
Avant la COVID-19, les taux nationaux publiés pour les première et deuxième doses des vaccins contre la rougeole étaient d’environ 90 % et 87 %, respectivement (Canada: WHO and UNICEF estimates of immunization coverage: 2018 revision). Ces taux, bien que « très bons », sont insuffisants pour conférer une immunité collective, car des taux de plus de 95 % (6) sont nécessaires pour générer une immunité de groupe contre la rougeole. De plus, les taux de vaccination des nourrissons et des enfants ne sont pas uniformes au pays; il reste quelques poches où ils sont inférieurs à 90 %, ce qui a des incidences bien illustrées par les éclosions récentes de rougeole (7). Ces groupes ou lieux où les taux de vaccination sont bas sont souvent connues des organisations locales de santé publique; lorsque des cas de rougeole se manifestent, des mesures sont prises rapidement pour offrir le vaccin aux personnes non immunisées (7; 8).
Pour illustrer le risque potentiel des immunisations manquées, prenons les plus de 380 000 bébés nés au Canada en 2018 (Number of births in Canada from 2000 to 2019). En nous limitant aux nourrissons qui n’ont pas reçu la 1e dose du RRO à l’âge d’un an, chaque mois où les services ne sont pas accessibles laisse jusqu’à 31 600 nourrissons sans protection. Au bout de 3 mois, 95 000 sont sans protection, soit 25 % de la cohorte de nourrissons – un groupe suffisamment grand pour déclencher une éclosion. Avec la levée prévue des interdictions de voyager à l’échelle régionale et internationale, le risque d’importation de la rougeole augmente et pourrait mettre le Canada sur la voie d’une transmission endémique, avec une propagation au sein de la cohorte non immunisée contre la rougeole si les nourrissons en question ne reçoivent pas rapidement les vaccins qu’ils ont manqués.
Que faire?
Lignes directrices internationaux
Dans les principes directeurs de l’OMS relatifs à la vaccination durant la COVID-19, il est recommandé de reporter temporairement les campagnes de vaccination de masse là où il n’y a pas de foyer actif de maladie à prévention vaccinale, puis d’assurer un rattrapage le plus tôt possible (4). Le mieux est encore de continuer à vacciner durant la période de confinement, ce que des pays dans plusieurs régions de l’OMS essaient de faire.
Lignes directrices nationaux
Le Comité consultatif national de l’immunisation (CCNI) recommande d’accorder la priorité à la primovaccination des nourrissons et des tout-petits en bonne santé et juge que la vaccination est un service essentiel durant la pandémie de COVID-19.* Au Canada, plusieurs provinces ont déjà publié des lignes directrices sur l’adaptation des pratiques de vaccination durant le confinement, tandis que d’autres n’ont rien changé sauf d’offrir des conseils pour renforcer les pratiques de contrôle des infections dans les cliniques de vaccination durant la COVID-19 (Immunize BC - Immunization during COVID-19).
Le Québec offre un exemple de pratiques cliniques infirmières adaptées en fonction des recommandations de son Comité sur l’immunisation; la priorité est accordée aux visites de vaccination prévues à 2, 4 et 12 mois (en incluant la vaccination contre la rougeole dans les centres locaux de services communautaires tout en assurant le maintien de mesures de contrôle des infections) (Les activités de vaccination en période de pandémie de Coronavirus COVID-2019).
L’Ontario prévoit un modèle adapté où les vaccins des nourrissons et des tout-petits sont principalement administrés par les médecins de famille. L’Ontario College of Family Physicians présente une liste de lignes directrices intérimaires pour les visites préventives de l’enfance avec une combinaison de visites virtuelles (à 1, 9 et 18 mois) et de visites de vaccination en personne (à 2, 4, 6, 12 et 15 mois) et le report des visites de vaccination des enfants de 4 à 6 ans (Interim Schedule for Children and Pregnant Women during the COVID-19 Pandemic).
Pour faciliter l’accès et atténuer la peur de la COVID-19 en préservant la distanciation physique et le contrôle des infections, il faut envisager des mesures novatrices comme l’accès au volant ̶ une stratégie qu’emploie déjà un médecin de famille de Toronto (Putting off kids’ vaccines during COVID-19 heightens risk of other outbreaks-Drive-up vaccination) ̶ et la possibilité de se faire vacciner dans d’autres lieux. Le Centre for Vaccine Preventable Disease de l’école de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto a aussi rappelé récemment l’importance de maintenir les services d’immunisation pendant la COVID et a fourni des conseils pour les professionnels de santé sur comment continuer à vacciner durant cette période (Maintaining Immunization Programs Webinar). Les provinces et les territoires devraient transmettre des messages de santé publique sur l’importance de la vaccination de routine, les services de vaccination accessibles et les mesures pour réduire le risque d’exposition à la COVID-19.
On ignore quel est le taux de vaccination pour chacun de ces modèles adaptés, ainsi que dans les provinces et territoires où le calendrier de vaccination ordinaire a été maintenu. Il est très probable que des nourrissons et de jeunes enfants ont été vaccinés, mais que d’autres ont été oubliés, ou seulement partiellement vaccinés, ou que des vaccins ont été reportés (p. ex. chez les 4 à 6 ans). Par ailleurs, les programmes de vaccination à l’école ont été reportés dans tout le pays quand les écoles ont fermé, ce qui représente une autre occasion manquée. Le nombre et l’âge précis des personnes qui n’ont pas reçu leurs vaccins ou qui n’en ont reçu que certaines doses ne sont pas encore connus. Il faut absolument que ces cohortes manquées (p. ex. les nourrissons, les jeunes enfants et les enfants d’âge scolaire, ainsi que les adultes) soient identifiées et retrouvées pour qu’il puisse y avoir un rattrapage quand les efforts de confinement contre la COVID-19 seront assouplis. Cela sera difficile et pourrait nécessiter de nouvelles façons de travailler.
L’importance des dossiers de vaccination
La collecte de données pour repérer les personnes manquantes n’est pas simple, vu le morcèlement de nos systèmes de collecte de données de santé. Aucune province, aucun territoire n’a de système de données cybersanitaires entièrement intégré centré sur les patients et lié, sur la totalité du parcours de vie, à l’ensemble des renseignements médicaux et des visites médicales et aux statistiques de l’état civil. De tels systèmes sont en place dans plusieurs pays des Caraïbes (comme le Belize (9)), ce qui facilite beaucoup la tâche de déterminer qui est entièrement, partiellement ou non immunisé, peu importe l’âge. Ces systèmes peuvent non seulement détecter, mais aussi être réglés pour signaler les personnes à vacciner (occasions de rattrapage ou rappels de rattrapage) chaque fois qu’elles sont en contact avec le système de santé, peu importe la raison de ce contact.
Au Canada, en raison du morcèlement du système de collecte de données de santé, nous devrons faire plus de sensibilisation du public et de mobilisation des milieux associatifs pour essayer de rattraper les vaccins manqués, pour tous les âges, car ils ne sont pas tous indiqués dans les systèmes de collecte de données habituels. Le fait que les personnes non vaccinées sachent qu’elles doivent recevoir des vaccins peut aider. Vu la reconnaissance croissante des effets graves de la COVID-19 sur notre société et la compréhension par le public de la valeur d’un vaccin pour y faire échec, l’occasion est bonne de rehausser la visibilité et de souligner l’importance de tous les vaccins de routine, à tout âge.
Pour envoyer le bon message de santé publique
Le plus tôt possible, les provinces et les territoires devraient faire savoir que les services de vaccination sont de nouveau disponibles, sous des formes modifiées, et qu’il importe de se faire vacciner. Par mesure de rattrapage, il faudra peut-être organiser des cliniques spéciales et offrir plus d’occasions de recevoir les vaccins manqués, comme un jumelage avec les programmes de vaccination à l’école, des heures supplémentaires pour les médecins ou dans les cliniques de santé publique, l’augmentation du nombre de vaccins offerts en pharmacie, etc. L’efficacité du rattrapage de la vaccination contre la rougeole au Canada pourrait être notre « canari dans une mine de charbon ». Il serait risqué de ne pas nous occuper des personnes qui sont passées à travers les mailles. Le Canada a été aux prises avec des foyers d’oreillons chez de jeunes adultes n’ayant reçu qu’une dose du vaccin RRO, car des programmes de rattrapage de la deuxième dose n’ont pas été mis en place au commencement de la vaccination de routine en deux doses (10). Pour la diphtérie, les vaccins manqués peuvent même entraîner des cas de cette maladie, pourtant rarement vue au Canada ces dernières années (11). Les organismes de santé publique locaux et les services de gestion médicale de la vaccination devront prendre l’initiative de capter les personnes qui n’auront pas été vaccinées durant la COVID-19. Il faudra aussi publier des messages d’intérêt public dans la presse généraliste et sur les plateformes de médias sociaux pour aviser les gens qui auront sauté des vaccins, pour leurs enfants ou pour eux-mêmes, de l’importance du rattrapage.
* Modifié le 19 mai, 2020 - la recommandation du Comité consultatif national de l'immunisation (CCNI) a été ajouter.
Références
- Wilder-Smith, A., et D.O. Freedman. « Isolation, quarantine, social distancing and community containment: pivotal role for old-style public health measures in the novel coronavirus (2019-nCoV) outbreak », Journal of Travel Medicine, vol. 27, no 2 (2020), p. 1-4.
- Bedford, J., D. Enria, J. Giesecke, D.L. Heymann, C. Ihekweazu, G. Kobinger, H.C. Lane, Z. Memish, M.D. Oh, A.A. Sall, A. Schuchat, K. Ungchusak et L.H. Wieler, le Groupe consultatif stratégique et technique de l’OMS sur les risques infectieux. « COVID-19: towards controlling of a pandemic », Lancet, vol. 395, no 10229 (2020), p. 1015-1018.
- Leung, K., J.T. Wu, D. Liu et G.M. Leung. « First-wave COVID-19 transmissibility and severity in China outside Hubei after control measures, and second-wave scenario planning: a modelling impact assessment », Lancet (à paraître le 8 avril 2020), p. pii: S0140-6736(20)30746-7.
- Organisation mondiale de la santé. Principes directeurs relatifs aux activités de vaccination durant la pandémie de COVID-19, s.l., l’Organisation, 26 mars 2020.
- Wesseh, C.S., R. Najjemba, J.K. Edwards, P. Owiti, H. Tweya et P. Bhat. « Did the Ebola outbreak disrupt immunisation services? A case study from Liberia », Public Health Action, vol. 7, suppl. 1 (2017), p. S82-S87.
- Plans-Rubió, P. « Evaluation of the establishment of herd immunity in the population by means of serological surveys and vaccination coverage », Human Vaccines & Immunotherapeutics, vol. 8, no 2 (2012), p. 184-188.
- Naus, M., D. Puddicombe, M. Murti, C. Fung, R. Stam, S. Loadman, M. Krajden, P. Tang et M. Lem. « Éclosion de rougeole au sein d’une population non vaccinée, Colombie-Britannique, 2014 », Relevé des maladies transmissibles au Canada, vol. 41, no 7 (2 juillet 2015), p. 169-174.
- Billard, M.N., G. De Serres, M.C. Gariépy, N. Boulianne, E. Toth, M. Landry et D.M. Skowronski. « Prevalence of risk factors for acquiring measles during the 2011 outbreak in Quebec and impact of the province-wide school-based vaccination campaign on population immunity », PLoS One, vol. 12, no 10 (11 octobre 2017), p. e0186070.
- Graven, M., P. Allen, I. Smith et N.E. MacDonald. « Decline in mortality with the Belize Integrated Patient-Centred Country Wide Health Information System (BHIS) with embedded program management », International Journal of Medical Informatics, vol. 82, no 10 (2013), p. 954-63.
- Dubey, V., O. Ozaldin, L. Shulman, R. Stuart, J. Maclachlan, L. Bromley et A. Summers. « Étude et gestion d’une importante éclosion communautaire d’oreillons parmi les jeunes adultes de Toronto, Canada, de janvier 2017 à février 2018 », Relevé des maladies transmissibles au Canada, vol. 44, no 12 (2018), p. 309-316.
- Clarke, K., A. MacNeil, S. Hadler, C. Scott, T.S.P. Tiwari et T. Cherian. « Global epidemiology of diphtheria, 2000–2017 », Emerging Infectious Diseases, vol. 25, no 10 (2019), p. 1834-1842.
- Lancet, The. « COVID-19: learning from experience », Lancet, vol. 395, no 10299 (2020), p. 1011.